Le vent agite doucement les branches de l’arbre. Le soleil est haut et entame déjà sa course descendante. Les élèves ont un peu de temps libre, en cette fin d'après-midi. Appuyé contre le tronc centenaire, les bras croisés et le regard fixé vers le loin, Armagnac tente de refouler l’angoisse. Huit semaines. Et déjà le projet pour lequel il a nourri tant d'espoirs semble battre de l'aile. Projet en chute libre, bientôt l’atterrissage, qui ne risquait pas d'être doux. Huit semaines et déjà des morts, des disparitions, des accusations, des départs. Des prospectus annonciateurs d'une révolution qui tombent du ciel, ce matin même. Les esprits étaient agités sur l’Astronef et celui d’Armagnac ne dérogeait pas à la règle. Comme toujours, l’anglais s’était fait discret à chacun de ces événements. Exprimer ses émotions n’est pas son point fort. Ça ne l’empêche pas de les ressentir. Trop intensément, d’ailleurs. C’est pour ça qu’il les tient éloigné, trop effrayé à l’idée que s’il laisse ses émotions prendre le dessus, il se ferait noyer. Disparu l’Armagnac, disparu sous les doutes, la peur, la rage. Non, décidément, trop dangereux d'exprimer ses sentiments. Ça ne lui avait valu que des emmerdes, avant. Avant l’Astronef. Il ne ferait plus l’erreur, il trouve des subterfuges. Eviter de trop se lier aux autres en est un. La méditation, un autre.
Méditer. Peut-être que c’était ça sa particularité, au final. Ça qui le différenciait des autres. C’était assez inhabituel, en tout cas, pour que le numéro 2 vienne le voir et lui demander de l’aide. Pollux ne s’était pas étendu sur les raisons qui le poussaient à vouloir apprendre à méditer, il avait seulement précisé qu’il était nerveux ces derniers temps. Sans rire. Y a pas de quoi, pourtant... Armagnac n'avait pas relevé. Ils étaient tous un peu à cran sur cette île. Pollux avait peut être plus de raisons que d'autres mais l'anglais n’avait pas insisté pour en savoir plus. Il en savait déjà bien assez. Il avait vu la réaction de l'astre lors de l'enterrement de Sherry. Il avait entendu parler du séjour de Pollux à l’infirmerie, il lui avait d’ailleurs envoyé une bouteille d’armagnac et un mot de bon rétablissement, non signé, si ce n’est par la bouteille. Pollux n’avait pas voulu révéler ce qui lui était arrivé, ou alors seulement à certains proches. Et c’était bien son droit. L’Astronef reposait sur les secrets de chacun. Secrets passés, présents ou futurs, ça n’avait pas d’importance. Armagnac n’avait pas à se soucier de la vie des autres , ni les autres de la sienne. Et tant qu'à faire, il préférait ça comme ça. Que Pollux vienne donc, il l’aidera. La seule chose que l’américain se doit de savoir à propos d’Armagnac c’est que l’anglais serait toujours là pour lui en cas de besoin. Le reste, pas de raison d’en parler tant que la confiance ne serait pas pleinement installée. Il y a une certaine ironie, cependant. Armagnac refermé sur lui-même, regard dur pointé vers l’horizon, terrifié par les sentiments qui l’animent, et qui prétend pouvoir apprendre à l’autre à gérer ses sentiments. Sans doute pas, non. Apprendre à les mettre de côté, ok, pour ce qui est d’apprendre à les apprivoiser il faudrait sans doute qu'Armagnac aussi fasse un certain travail sur lui-même.
L’étoile finit par le rejoindre et l’anglais se décolle du tronc. Ils sont près de la rivière. L’endroit, s’il est idyllique, est loin d’être calme. L'eau rugit en un grondement continu. Pas besoin de calme. Armagnac fait un signe de la tête à Pollux et se dirige vers la berge. Il s’installe en lotus sur une petite plage de gros sable qui borde le cours d’eau. Le bruit du courant empli l’air, accompagné par le chant des oiseaux. Enfin, l’anglais se retourne vers Pollux et laisse un sourire étirer ses lèvres. « Si j’ai bien compris, tu voudrais essayer de voir si la méditation peut t’aider à … canaliser » -il a failli dire contrôler– « tes émotions. Avant de commencer, est-ce que tu pourrais me dire quelles sont tes connaissances à propos de la méditation et si tu en as déjà fait ? »
Armagnac se serait giflé. Son ton est doux, sa voix chaude et chantante sous son accent. On aurait dit un coach de développement personnel. À vomir. Il faudrait qu'il se montre plus naturel, plus amical. Mais les relations avec autrui ne sont pas son fort. Il se rend mal à l’aise lui-même. Cringe. Faudrait qu’il médite là-dessus, tiens. « Sans entrer dans les détails, qu’est-ce que tu attends de la méditation ? T’endormir plus vite, vider ta tête, prendre confiance en toi ? Il y a beaucoup de raisons pour méditer et ce serait plus facile pour moi de te guider si j’en sais un peu plus. » C’est bon. Si le projet de l’Astronef se plante complètement, il pourra toujours faire carrière en tant que coach de développement personnel, c’est officiel. À défaut de se faire des amis, il se fera des clients. C’était déjà un pas en avant pour une vie sociale plus remplie.